Après une première tentative de révolution en 1905, qui s’est éteinte faute de meneurs politiques, l’Empire russe tiendra jusqu’à la première guerre mondiale qui commence en 1914. l’Empire Russe est obligé de s’allier à la France, l’Empire Britannique, aux Etats-Unis contre la Triplice qui réuni l’Empire Allemand, la double couronne austro-Hongroise et l’Italie.

Nicolas II présente une icônes aux combattants.

Soldats accompagnés par des anges, dessin de Natalia Gontcharova, 1914.

La religion orthodoxe est puissante en Russie et possède d’immenses territoire agricole. La main mise de Raspoutine sur l’esprit de l’impératrice va précipiter la chute alors qu’elle est le garant politique pendant que le Tsar est au front avec ses soldats .

L’empire Russe n’a pas encore rattrapé son retard de développement industriel par rapport aux puissances occidentales. Des clivages politiques et sociaux importants auxquels s’ajoutent la question des minorités minent le pouvoir. L’armée mal équipée accumule les défaites en 14/15 et Nicolas II qui pensait réunifier son peuple fait face à de plus en plus de révoltes et de revendications. Les ouvriers présents sur les sites industriels sont séduit par les pensées marxistes d’autant que des famines ravages les populations. L’émulation de ces masses est facilités par leur concentration.
En février 1917, à Petrograd ( St Pétersbourg) suite à une action des femmes qui d’usine en usine entrainent leurs homologues masculins et au cris de « à bas la guerre » « à bas l’autocratie » amplifient les grèves. Dans les premiers jours, la police et l’armée se tiennent aux côtés du pouvoir mais, petit à petit les garnisons se rallient aux révolutionnaires et Nicolas II est contraint d’abdiquer le 2 mars 1917. Un gouvernement provisoire est institué. La politisation des ouvriers et ouvrières et des paysan.ne.s les poussent à s’organisent en Soviet (conseil) un peu partout sur le territoire. Les partis politiques se mettent en place pour l’accès au pouvoir. L’aristocratie qui ne veut pas s’avouer vaincue constitue l’Armée Blanche et se bat contre les Bolcheviks (les rouges) du parti ouvrier que Lénine commence à contrôler depuis son exil. La peine de mort est abolie et les exilés, dont Lénine, sont invités à rentrer au pays. Dans ce moment de flottement une grande partie de l’aristocratie russe fuit le pays vers les capitales européennes.

Retour de Lénine en avril 1917.

Depuis quelques années le Parti Ouvrier Social Démocrate de Russie à tendance Bolchevik, est pris en main par Lénine, il prend de l’ampleur et en octobre 1917 Lénine, fort de ce soutient, renverse le gouvernement provisoire avec Trotski en prenant le Palais d’hiver à Saint Pétersbourg. Le mot d’ordre est le partage des terres, la nationalisation des usines. Les soldats engagés dans la guerre sont majoritairement des paysans qui désertent pour aller participer aux partages des terres, l’engagement russe dans la première guerre mondiale s’effondre de lui même. Lénine sera contraint de signer une paix séparée avec les Allemands et des traités engagent la nouvelle fédération de Russie à verser des dommages de guerre sous forme financière se verra, également, amputée d’une partie de son territoire. Entre1918 et 1921 une guerre civile éclate entre les Bolcheviks qui se sont engagés dans la nouvelle Armée Rouge et l’Armée Blanche qui porte les valeurs traditionnelles de la Russie. En décembre 1922, le Parti Communiste devient le seul parti et la Russie devient l’Union des Républiques Socialistes Soviétique (URSS) premier pays communiste au monde. Qui fera des émules un peu partout dans le monde. Et cela effrayera le monde occidental.

La littérature a sans doute contribué à l’émergence ce de cette pensée radicale. Tourgueniev a popularisé le terme nihilisme au travers du héros de son roman Père et fils de 1862. Il y décrit le nihilisme comme un positivisme radical. Le nihilisme désigna progressivement un mouvement politique de critique sociale et évolua vers une doctrine politique n’admettant aucune contrainte de la société sur l’individu, et refusant tout absolu religieux, métaphysique, moral ou politique. Nous en reparlerons plus loin.

On voit que Malevitch vit dans un contexte socio-historique terrible, Kiev va changer de main quatorze fois aux cours de ces quelques années. Il va peindre et créer dans ce contexte. Il va s’autoriser à bafouer les règles de l’art classique pour un nouvel art avec un objectif qu’il va tenter de poursuivre le plus longtemps possible : l’idéal, le suprême, c’est pour cela qu’il nommera son courant le Suprématisme. On verra qu’il y a plusieurs phases dans ce cheminement. Il va renoncer à beaucoup de procédés techniques arrêtés par l’art classique pour créer quelque chose d’unique avec un idéal lié à la perfection. Cette démarche est en lien avec la profonde mutation de la société qui prétend quitter une époque pour entrer dans une ère nouvelle voit Malevitch renoncer à l’ancien art et en créer un nouveau. Son objectif est de proposer un art qu’il pense être « accessible à tous ». Dans un premier temps, pendant trois ou quatre ans, les cadres politiques trouveront que, en effet, le Suprématisme correspond à ce monde en mutation en URSS. Malevitch sera même député au Soviet de Moscou. Mais, bien qu’il faille quelques années pour que l’on s’en rende compte en occident, le communisme mis en place est fort éloigné des valeurs de démocratie qu’il prétend porter. La situation va changer et le pourvoir mettra fin à ces utopies et attendra des artistes un art de propagande avec des critères stylistique caractéristiques. Petit à petit Malevitch sera privé de ses fonctions officielles, éloigné des sphères influentes et son œuvre sera oubliée pendant quelques décennies et peu montrée encore maintenant.

Vera Moukhina (1889-1953)

Moukhina était l’élève de l’artiste français Antoine Bourdelle. Elle a créé des sculptures dans le cadre du  « plan Lénine de propagande monumentale » et est devenue célèbre pour sa sculpture intitulée L’Ouvrier et la Kolkhozienne, créée pour couronner le pavillon soviétique de l’Exposition universelle de Paris. Cette sculpture de renommée mondiale, qui a été ramenée en Russie après l’Exposition pour être réassemblée, est devenue l’un des principaux symboles de l’URSS et apparaissait même au début de chaque film produit par Mosfilm, le plus grand studio d’Union soviétique. Au cours de sa vie, Moukhina a reçu cinq prix Staline.

Exposition 0,10, Salle réservée aux œuvres de Malevitch

1915/1916 de mi décembre à mi janvier à Petrograd se tient « l’Exposition 0,10 » dernière exposition Futuriste. Organisée par Malevitch et ses élèves, une salle est consacrée aux œuvres de Malevitch avec le fameux Carré noir sur fond blanc créé en 1913 mais montré qu’en 1915. Conscient que ce qu’il fait est révolutionnaire et difficile à accepter.
Le titre de l’exposition signifie que l’on fait table rase et que l’on repart de 0 pour arriver à 10. On recommence une nouvelle histoire, le sous titre «  Dernière exposition Futuriste »  serait une manière de faire encore un lien avec l’art qui existait avant, mais qui était récent et avec lequel ils sont en lien. En quelque sorte c’est un enterrement…c’est une bonne image.
Le fameux Carré noir sur fond blanc est exposé en hauteur dans l’angle de la pièce.

Une reconstitution.

Comme nous l’avions dit, la première raison pour laquelle Malevitch s’autorise à chercher un nouvel art c’est la situation socio-politique de son pays.

Une autre raison ce sera l’influence des autres courants artistiques :

LE CUBISME

Kazimir Malevitch, Samovar, 1913, 88,5×62,2, Huile sur toile, MOMA New-York

L’influence cubiste est patente, le sujet est décomposé en formes géométriques avec multiplication des angles de vues mais ce n’est pas flagrant, la superposition des vues est également difficile à repérer parce que l’on a le sentiment qu’il travaille sur un plan vertical. Cette notion de verticalité est importante chez Malevitch. Chez Picasso on sent plus l’accumulation de superposition à la manière de calques transparents. Ici c’est comme si les pièces géométriques étaient placées les unes au-dessus des autres sur un plan vertical. On dit que Malevitch à été influencé par le cubisme, quand on regarde superficiellement on pourrait dire oui mais en fait c’est une réappropriation. Il ne suit pas exactement les règles mises au point par Braque et Picasso. La gamme chromatique restreinte nous fait tomber dans le panneau puisque c’est une des règles du cubisme.

LE FUTURISME

Kazimir Malevitch, Le Rémouleur, 1912/1913, 79×79, Huile sur toile,
Yale University Art Gallery New Haven

Le rémouleur est un aiguiseur de couteaux ambulant. On dirait du cubisme avec un peu de Fernand Léger, de Delaunay… on pourrait parler aussi de l’Homme qui descend l’escalier, même année, de Duchamp et donc du mouvement dans le sujet. Le procédé essentiel qui induit cette idée est l’utilisation des obliques parallèles. La répétition d’éléments géométriques mis en évidence par des contrastes de couleurs soutenus.
Ici, l’influence est celle d’un courant italien dont Malevitch a connaissance et qui s’appelle le Futurisme. Il date du début du siècle, est parallèle au Cubisme. Très italien, il ne sortira pas ou très peu des frontières italiennes. Ce courant magnifie l’émergence de cette société nouvelle et de ses artefacts et entre autre la machine, le moteur à vapeur, les lampes, l’électricité, la vitesse, et la photo qui sera un support important à la création dès son apparition. Tout ce qui fait que l’on bouge plus vite dans le monde. Ce mouvement n’échappe pas à son environnement sociologique et à la montée du fascisme établit en 1922 par Mussolini qui utilisera le Futurisme comme art de propagande. Mais dans le Futurisme, on reconnaît encore le sujet. Ici, chez Malevitch le fait qu’il mélange un peu le Cubisme et le Futurisme nous fait perdre nos repères. Ce mélange unique donnera le mouvement Cubo-futuriste qui n’existera qu’en Russie.

Giacomo Balla, Main d’un violoniste entrain de jouer, 1912, 56×78,3, Huile sur toile, Estorick Collection of Modern Italian Art, London

On sait que Malevitch est au courant de recherches de Kandinsky qui n’est pas en Russie à ce moment là. On sait qu’il sait, mais il n’en dit rien, ne se positionne pas. Et on pense que l’inverse est vrai aussi.

DADAÏSME

Kazimir Malevitch, Soldat, Réserviste de la 1ère division Automne – Hiver 1914, 45×53,5, Peintures et collages de papier et d’un vrai thermomètre. MOMA New-York

Nouvelle influence : DADA. (HA) on pourrait penser Cubisme du fait des formes géométriques. Mais, elles ne sont pas construites selon les règles et les couleurs ne sont pas limitées. La multiplication et la superposition des points de vue n’existent pas. Il y a une fragmentation des choses, mais, on ne comprend pas. Il y a des choses vraies : un vrai timbre à l’effigie du Tsar, un vrai thermomètre, … Et du coup on pense Cubisme Synthétique, où, Picasso pour aider à la compréhension du sujet collait des éléments réels sur la toile. Mais en fait, cela se rapproche encore plus du Dadaïsme et d’un artiste nommé Kurt Schwitters.

Dans le cadre de ce cours nous allons faire une grosse parenthèse à propos de Schwitters qui est un des 6 artistes majeurs qui révolutionnent l’art dont j’ai à cœur de parler pendant le cycle des six années que vous êtes sensé.e.s suivre. Chaque année j’en aborde un, mais avec les deux années de COVID cela a été impossible.
Quand on parle Dada le premier qui vient à l’esprit c’est Duchamp à cause de l’urinoir. Alors qu’en fait, celui qui va définir les critères stylistiques du Dadaïsme c’est :

KURT SCHWITTERS

Il naît à Hanovre dans l’Empire Allemand en 1887 et meurt en Angleterre en 1948. Il est peintre, sculpteur et poète.

Dans cette vidéo on voit une part de l’œuvre de Kurt Schwitters, cette part est un aperçu, un survol, il a créé bien plus que cela.

Helma Schwitters, 1916,  vue partielle de Skopje, 1940

Comme tous les artistes, Kurt Schwitters part du figuratif qu’il a étudié à Dresde puis à Berlin.
Pendant la guerre, des artistes réfugiés à Zurich, en Suisse, vont en 1916 créer un Cabaret qu’ils intitulent Voltaire et dans ce cadre ils, elles remettre en question les principes, les conventions, les contraintes esthétiques idéologiques et politiques de l’art classique. L’époque est propice à la révolution et puisque la société s’autodétruit, détruisons l’Art. L’intention est anarchiste, Tristan Tzara l’un des fondateurs dira :

«Il nous faut des œuvres fortes, droites, précises, à jamais incomprises.».

Dans le groupe il y a des peintres, des poètes, des écrivains, des musiciens, des danseuses, des cinéastes,… et chacun.e va contribuer à la création au sein du groupe.
C’est comme cela que Duchamp vient avec des associations d’objets manufacturés qu’il nomme Ready-made et auxquels il ne donne aucune signification. Ils ne servent à rien, mais chacun d’eux est de l’art parce qu’il en a décidé. Cela va remettre en question le pouvoir des Salons, institutions qui définissaient l’Art acceptable. Avec Dada, ce sont les artistes qui prennent le pouvoir et qui décident que ce qu’elles, ils ont produit est de l’Art. Cela changera le statut de l’artiste, de l’objet d’art et de l’art lui même. C’est Duchamp qui vient en premier à la pensée quand on parle Dada mais, elles, ils ont été nombreuses, nombreux. Le nom donné à ce mouvement à plusieurs légendes, le hasard : un coupe papier inséré dans un dictionnaire ou le choix du « premier mot » qu’un enfant dit dans toutes les langues «  da da ». Très vite le mouvement s’internationalise et des artistes se revendiquent de Dada en Allemagne, en France et aux Etats-Unis.

Hannah Höch, Da Dandy 1919

Sophie Tauber Arp, Tête Dada 1920

Marcel Duchamp, Fontaine 1917

1918 : A Hanovre, Schwitters abandonne l’art classique et se tourne vers les mouvements d’avant garde et notamment Dada.

En 1919 : il veut intégrer le groupe de Berlin, Richard Huesenbeck le rejette et il fonde un groupe à lui tout seul qu’il nomme MERZ partie du mot découpé « Kommerzbank » utilisé, ironiquement, dans un collage de 1919. A partir de là, il crée des assemblages, collages avec des objets et des papiers de rebut. Ses œuvres sont abstraites, il n’y a plus de sujet.

Sans doute une reproduction sur un timbre du premier collage Merz de 1919

Il ne cherche pas à faire comprendre comme Picasso, qui colle du cannage pour accéder à la réalité de la chaise cannée dans une œuvre. Son projet n’est pas non plus de faire de l’abstrait, mais, de pratiquer une « peinture » qui n’a jamais été proposée. A un moment, il ne se satisfait plus de la 2D, il colle des éléments réels. Petit à petit ses tableaux prennent du relief.

Bois sur bois, entre 1945/48, 27,3×24,8

Son projet: un art total faisant entrer la réalité quotidienne dans l’art sans idée de message politique ou esthétique d’opposition. Il appliquera sont projet à la peinture, la sculpture, la poésie, l’architecture.
Schwitters composera des poèmes phonétiques, qui au bout du compte donneront naissance à la Ursonate, qui, lue à voix haute en public, proposait bien avant la lettre, le concept de performance.

On peut dire sans se tromper que sans Schwitters, l’art d’aujourd’hui ne serait pas ce qu’il est. C’est à partir de là, que les peintres s’autorisent à sortir du plan vertical et vont se mettre à travailler des matérialités fortes, ajouter des éléments qui sortent de la 2D.

Les Combines sont de Rauschenberg vers 1950 qui s’inspire de Schwitters.

À Hanovre, dès 1919, en parallèle à ses créations de peintures et de collages, Schwitters met en route, dans sa maison, un projet qu’il nomme Merzbau qui est une contraction de ce morceau de mot « Merz » issu de « kommerzbank » utilisé dans plusieurs collages et « bau » qui signifie construction. C’est un concept complet qu’il a du laisser sur place au moment de fuir l’Allemagne en 1933 et à ce moment le Merzbau occupe huit pièces de sa maison. Réfugié en Norvège il entreprend de recommencer ce projet qu’il doit abandonner au moment de l’invasion du pays en 1940 et de sa fuite vers l’Angleterre où il sera interné dans un camp parce qu’il est allemand. Après 1945, malgré une santé déclinante, il entreprend de remettre en route un nouveau projet soutenu par le MOMA. Trois ans plus tard, en 1948, il décède en ayant achevé un mur qui est conservé à l’Université de Newcastle upon Tyne. Plus tard, les historiens de l’art devront prendre en compte ce travail et le nommer techniquement.

On entre dans l’œuvre d’art. Cela va être révolutionnaire. Pour parler de cet objet, les historiens de l’art on dû réfléchir et en corrélation avec ses écrits ils ont fait des propositions, le vocabulaire arrêté est la notion d’installation.
Schwitters en créant le Merzbau est le premier à mettre en place ce type d’objet d’art. Un objet qui prend tellement de volume que l’on doit définir un nouveau procédé technique qui est au-delà du volume : l’espace. Sans ce procédé technique le Merzbau n’existe pas.
(dans la vidéo) La lumière est ici montrée blanche ou jaune et on voit comme cela transforme les éléments. L’espace est mis en valeur par la lumière, procédé technique essentiel. On ne se rend pas compte de cela en regardant la vidéo, mais, tout est construit au départ de matériaux de récupération. Il est aussi le premier à faire cette démarche, et c’est logique dans la démarche Dada, puisqu’il faut tout jeter, il n’utilise plus les matériaux traditionnels pour faire de l’art, il prend tout ce qu’on jette et il en fait de l’art. Ici on voit une reconstruction selon des informations laissées par Schwitters. A la fin tout est unifié par une couche de peinture blanche qu’il ne tient pas pour de l’esthétique mais qui doit servir à rendre l’œuvre lisible un peu comme la gamme chromatique restreinte chez les cubistes. Il a constitué un environnement où l’on perd tous ses repères, on ne sait pas où l’on est. Cela ne ressemble à rien de ce que l’on connaît.
Est-ce considéré comme une architecture ? En effet puisque c’est un volume dans lequel on entre et qu’il y a même des espaces différenciés, il y a des liens qui vont être faits avec l’architecture.

Revenons à Malevitch, après avoir vu Soldat de la 1ère division qui nous suggérait un lien au Dadaïsme et notre détour par Schwitters.

Kazimir Malevitch, Femme à la colonne d’affichage, 1914, huile et collage sur toile, 71 x 64, Stedelijk Museum, Amsterdam, photo © Collection Stedelijk Museum Amsterdam

Y a-t-il un sujet ? Oui : « Dame à la colonne d’affiches ». On a beau regarder, c’est compliqué. Et notre cerveau reptilien cherche des objets auxquels accrocher des références. Le titre ne veut pas dire grand chose, et le sujet n’est pas traité comme on s’y attendrait.
Introduit-il du hasard ? Non, on sent un désordre ordonné, même si ce n’est pas la rigueur, la symétrie, les règles habituelles de construction.
Quelles sont les lignes de direction ? Une prédominance de verticales quoique… en y regardant bien les seules verticales seraient celles du rectangle rose, le reste étant toutes de légères obliques.
Utilise-t-il la forme géométrique pour structurer sa composition ? Non, même s’il y a beaucoup de formes géométriques aucune ne structure la composition.
Combien de plans ? On a l’impression que le jaune est à l’avant plan…que les choses se superposent… En réalité, il n’y a qu’un seul plan et dans ce seul plan, il n’y a pas de profondeur.
La technique : c’est de l’huile et du collage. Les collages sont les éléments imprimés sur papier jauni, le demi personnage et des lettres, des mots, l’élément graphique en forme de frise à gauche du rectangle rose. Le reste c’est de la peinture avec des effets pour suggérer des volumes. Il n’y a pas de relief.
Et la perspective ? Non, dans un plan vertical il n’y a pas de perspective. Il peut y avoir une illusion de profondeur. Mais ici, il n’y a ni l’une ni l’autre.

C’est une accumulation de zones colorées, d’éléments qui sont reconnaissables : des lettres B,Y, des mots lisibles, la moitié d’un corps,… Ils participent à l’élaboration d’une composition qui est constituée d’un plan vertical, une ligne de direction plus ou moins orientée verticalement. Des formes géométriques qui animent le plan mais ne construisent pas la composition. Exit la majorité des procédés techniques. Mais n’oublions pas que l’absence de procédés génère des effets. Et donc demande d’élaborer des effets recherchés.

Conclusion : il n’y a pas de forme géométrique, ni de perspective, ni de plan qui construisent la composition. C’est plat, vertical. Malevitch rejette la majorité des procédés techniques de construction du sujet.

Kazimir Malevitch, Un Anglais à Moscou, 1914, huile sur toile, 88 x 57, Stedelijk Museum, Amsterdam, photo © Collection Stedelijk Museum Amsterdam

On reconnaît des éléments : un personnage, un poisson, un sabre, une cuillère (la forme rouge au dessus du poisson), une échelle, un bougeoir et sa bougie, une église orthodoxe, une flèche, une scie,… qu’est-ce qui est anglais parmi ces éléments du folklore russe ? Le chapeau haut de forme…
Nous sommes en 1914, il fait des œuvres étranges en mettant en porte-à-faux beaucoup de procédés techniques. Et de cette manière, il se rattache au Dada.

Repassons en vue les diverses influences : le cubisme, le futurisme qui donneront ce mouvement exclusivement russe le cubo-futurisme. Et puis Dada. On sait que son objectif est d’aller vers un absolu. Vers une peinture dite suprême et qu’il y est aidé par le contexte historique, politique, social et culturel violent du moment. On sait qu’il se dégage progressivement des règles. On commence à voir sa manière de gérer l’espace plan de ses œuvres. Cela le travaille, comme je vous l’ai signalé en amont avec le plan vertical.

Carré noir sur fond blanc ou Quadrangle, 1913, 79×79,5, Huile sur toile, Galerie Tretiakov Moscou

Tout ce que nous avons évoqué précédemment a préparé à ceci. Nous allons parler maintenant de ce fameux Suprématisme

Carré noir sur fond blanc aussi nommé « Quadrangle » parce que ce n’est pas parfaitement carré tant pour le support que pour le carré noir.
Exécuté en 1913 ; il ne sera montré qu’en 1915.
Une élève de Malevitch rapporte dans un écrit qu’il a conçu ce tableau « sans pouvoir boire, manger et dormir pendant une semaine ». Cela fait sans doute partie du mythe mais cela traduit surtout l’esprit dans lequel était probablement Malevitch. Il était sûrement : concentré, enthousiaste, fiévreux, incapable de lâcher sa tâche, inquiet…

Paolo Uccello La bataille de San Romano, 1435, 183×320,

Peinture historique dans l’histoire de Florence, il y a trois panneaux : un au Louvre à Paris, un à la National Gallery de Londres et un au Palais des Offices de Florence. Pourquoi faire un lien avec le Carré noir sur fond blanc ? Parce que la femme de Paolo Uccello à rapporté qu’il passait toutes ses nuits à travailler les règles de la perspective pour construire son tableau. Et que lui aussi, ne sortait pas de son atelier tant qu’il n’avait pas trouvé comment faire pour être au plus près de la réalité de la composition de l’espace qu’il voulait atteindre.
La fièvre de la création et le sentiment de faire œuvre novatrice est sans doute la raison de cet acharnement.
N’est-ce pas plus compliqué de faire dans la simplicité alors, que l’on a derrière soi un paquet de règles qu’il est convenu de respecter ?
L’idéal étant difficile à atteindre, cela mène sans doute à une souffrance, une difficulté.

Pour ce Carré noir sur fond blanc : exit les couleurs, un procédé technique supplémentaire jeté aux oubliettes.
On connaît les conditions de production du Quadrangle. Malevitch est dans son atelier entouré des toiles qui ont jalonnés sont parcours de recherches. Il est donc entouré de toiles colorées avec des styles multiples. A la différence de Mondrian qui travaillait dans un atelier où tout était dédié à ses critères stylistiques. Il sent rapidement que ce qui l’entoure n’est pas ce qui l’habite, il n’est pas satisfait. Selon les témoins, il va prendre de la peinture noire et au milieu d’un tableau déjà peint il ébauche une forme, qui au départ est une forme sujet, puisqu’il est conditionné à cela. Il concrétise cette forme progressivement en un carré noir, c’est ce qui lui paraît être le plus proche de tout ce qui n’est pas autour de lui. Et, autour il fait un bord blanc. Ce n’est pas un carré noir sur un fond blanc mais un carré noir entouré de blanc. Malevitch va parler de peinture sans objet, de nouveau réalisme pictural. Il continue à entretenir l’ambiguïté. En plus, lors de l’exposition 0,10, il place ce tableau dans un angle en hauteur. Dans les maisons russes, cette place est la place de l’icône. Par ce geste il donne à sa peinture le statut d’icône.

« Une icône nue sans cadre, l’icône de mon temps »

« Expulser la nature des territoires de l’art, c’est ouvrir un royaume de transcendance »

La transcendance, c’est ce qui s’élève au-dessus du niveau moyen, on est toujours dans cette idée de peinture suprême. C’est métaphysique, spirituel, au-delà de nous, sans pour autant parler de Dieu.

Le tableau se conserve mal, on voit qu’il y a énormément de craquelures. Et en-dessous on voit apparaître d’autres éléments parce que Malevitch réutilisait des toiles où les formes qu’il a tenté de peindre ne le satisfaisait pas et qu’il les a progressivement amenées à ce « carré ». Comme si tout ce qu’il y avait avant n’avait plus droit de cité.

Quel est son objectif ? Il y a absence de sujet, et absences des règles traditionnelles de la peinture. Il a même balayé les couleurs ne gardant que noir et blanc qui sont des non couleurs.
Combien de plan ? On a du mal … on revient à ce fameux espace plan qui est vertical. Il invente ce concept d’espace plan vertical. Beaucoup d’artistes vont utiliser ce concept pour ne pas intégrer la notion de profondeur dans leurs tableaux. En somme, la peinture vise à créer un espace avec de la profondeur sur une surface plane et verticale. C’est de la peinture « illusion ». Et travailler le concept d’espace plan c’est mettre de côté cette illusion.

Si on retire la forme noire que reste-il ? On ne sait pas…, un bord blanc, du vide, … De l’espace. Malevitch veut faire advenir l’espace. Si on ne prenait que le carré noir sans le bord blanc ce serait un espace plan noir. C’est aussi de l’espace.

Dans mes tentatives pleines de doutes de libérer l’art du poids de l’objet j’arrivai à la forme du carré et je fis un tableau qui ne consistait qu’en un carré noir sur fond blanc. La critique gémit et l’opinion avec elle : tout ce que nous avons aimé s’en et allé, nous sommes dans un désert nous n’avons sous les yeux qu’un carré noir sur fond blanc.

Il parle de « tentatives » donc d’essais multiples de recherches poussées, réfléchies et quand il dit doutes c’est que la certitude n’y est pas … « Libérer l’art du poids de l’objet » on peut faire un parallèle avec Kandinsky et la découverte de son tableau posé à l’envers qui brouillant le sujet provoque une émotion intense et qui une fois remit à l’endroit et redonnant du sens au sujet ne provoque plus cette émotion intense. Malevitch est dans cette même pression de vouloir éjecter le sujet. « La critique gémit et l’opinion avec elle » en 1915 ce fut donc un rejet et lorsqu’il l’exposera en 1927 en Allemagne il fut également rejeté violemment. « Tout ce que nous avons aimé s’en est allé » aimé cela fait appel aux sentiments, aux émotions, et ce n’est pas ce que cherche Malevitch qui veut que l’on réfléchisse. C’est ce que l’on appellera cinquante ans plus tard l’art conceptuel. Il amène des propositions artistiques qui sont tellement novatrices, qui sortent tellement du cadre du domaine artistique que c’est évident que cela ne marche pas à l’époque et toujours pas aujourd’hui si on a pas les clés pour décoder, le savoir.

Quand des artistes amènent des propositions qui sont en rupture totale avec ce qui s’est fait précédemment cela se passe mal et il faut du temps pour digérer le changement.

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