Jephan DE VILLIERS 1940 –

Mille et trois souffles d’écorces ou la dernière forêt en marche.

Enfant, il est isolé du monde par de fréquents ennuis de santé. Seul dans sa chambre, il voit un marronnier qui lui fait signe par la fenêtre. Adulte, il se souvient de sa solitude et du contact visuel avec l’arbre, source de sa connexion avec la nature :

 « Je parlais aux arbres par les racines, je leur racontais des histoires. J’attendais qu’ils me disent ce qu’ils ressentaient. »

Il réalise ses premières peintures et sculptures vers l’âge de 12 ans et construit d’immenses villages de terre et d’écorces.
A 18 ans, il commence une série de peintures à l’œuf : les coquilles sont remplies de gouaches de couleurs différentes et lancées par la fenêtre sur de grands papiers noirs.
En 1966, première exposition. Impressionné par ses visites dans l’atelier reconstitué de Constantin Brancusi au musée d’Art Moderne à Paris, il entre alors dans une période de sculptures blanches filiformes qui va durer dix ans : les Structures Aquatiales. Il dit pratiquer une discipline inconnue révélant un univers imaginaire.
Lors d’un déjeuner où il s’ennuie, il fabrique une petite tête à l’aide de mie de pain qu’il met dans sa poche. Il fait ensuite une balade dans la forêt de Soignes, en bordure de Bruxelles, et trouve un bout de bois qu’il appelle « bois corps», fragment d’éternité donné par la nature. Il fait le lien avec la tête de mie de pain, les associe et dit que la résurrection se passe quand l’élément naturel est associé à un visage.
En 1978, Il invente le concept d’Arbonie qui est constitué de fragments de mémoire qui font apparaître l’invisible à partir du vivant. Aux confins du temps et de la terre, le peuple des racines possède des outils, une écriture, et même un langage. Il dit être à l’écoute de la poésie du monde.

MILLE ET TROIS SOUFFLES D’ÉCORCE ou LA DERNIÈRE FORÊT EN MARCHE

Un musicien, Eric la Casa composera un album autour de l’œuvre : Album ARBONIE 1996

ANALYSE ESTHETIQUE

1 IMPRESSIONS GÉNÉRALES

Amusé, enthousiaste
Effrayée, angoissé
Émue, méditatif
Curieuse, interrogatif
Perdu, submergé
Acculée, petit, insignifiant
Écartelée, étrange
Perplexe, sceptique
Assimilé

2 PROCÉDÉS TECHNIQUES

1 LE VOLUME

Parallélépipède rectangle qui serait coupé en oblique pour donner ce volume un peu triangulaire. Forme de barque dont la poupe est plus haute, espèce de barge, bac à fond plat.
Vide et plein : il y plus de plein que de vide, mais il y a du vide entre chaque figurine et si on tient compte de la forme géométrique complète et des éléments en hauteur, cela génère beaucoup de vide. Le fond de la barque, le socle, exploite le plein et les éléments qui ressortent sont séparés par du vide.

2 LA LIGNE DE DIRECTION

Horizontale : ligne majoritaire, socle de l’œuvre. Verticales : de nombreuses lignes légèrement courbées, obliques, tendent vers le haut. On n’est pas dans la verticalité mathématique. Courbes : boules de papier (cerveaux), feuille (ailes) du personnage principal. Jehan de Villiers utilise donc toutes les lignes : il privilégie l’horizontale, dont la fonction est de stabiliser l’œuvre qui donne l’impression d’avancer. La multiplication des verticales peut également donner lieu au choix de dire que la ligne verticale est équivalente, voire principale. Tout dépend de la sensibilité de chacun.

3 L’ÉTAT DE SURFACE

Que ressent-on en passant la main sur les différents éléments ?

Matériaux, matières : les petits personnages sont faits de bois, leur tête de céramique, les chariots sont en métal et en bois, avec en outre des branchages. Sur les chariots, des boules de papier.

Sensations physiques : doux moelleux pour le sable, rugueux, irrégulier, désagréable pour le bois, lisse, fragile, piquante pour l’aile.
Conclusion : états de surface différenciés

Émotions : plaisir, douceur, crainte, désagréments, curiosité,

4 LA LUMIÈRE

Les trois états de la lumière lorsqu’elle percute les surfaces

Absorbée : Si vous conscientisez l’état de la matière, la couleur, le fait que ce soit rugueux, moelleux, c’est parce que la lumière est absorbée et met en évidence l’état de surface.

Réfléchie : pas de lumière réfléchie, même sur les petits visages de céramique qui restent mats.

Ombres / Lumières : entre les différents personnages, dans les cordages. L’ombre et la lumière nous font prendre conscience de l’entièreté de l’espace occupé par l’œuvre.

5 LA COULEUR

D’ordinaire la couleur est celle du matériau utilisé. Dans d’autres cas on utilisera la grille de la 2D.

Le cercle chromatique, le noir / le blanc.

C’est le cas ici, les couleurs sont celle des matériaux utilisés : bois, terre, sable, porcelaine. Ce qui donne un cercle chromatique restreint dans les bruns, ocre, marrons.
Il n’y a pas de noir et les visages sont blanc cassé.
Une touche de rouge, couleur primaire est apportée par le seau de cire.

LES ASPECTS TECHNIQUES :

Les contrastes/ les harmonies.

Les harmonies de tons naturels sont rehaussées de contrastes introduits par le blanc des têtes et le rouge des seaux.

Les intensités.

Les intensités sont basses dans les bruns et les marrons, médianes dans l’ocre du sable et pâle dans le blanc cassé des visages. Et elle est forte dans le rouge.

L’ASPECT ÉMOTIONNEL :

Triste, rassurée, agressée, provoquée, indifférente, …

6 LA MISE EN ESPACE : ENVIRONNEMENT/ INSTALLATION

Les avis divergent. Pour certains, l’œuvre complète (avec sa table), déplacée, générera le même ressenti. Pour d’autres, l’effet sera modifié. C’est une installation : œuvre d’art constitué de différents éléments qui forment un tout et génère une scénographie.
Un environnement, c’est quand l’espace est introduit comme procédé technique, à l’intérieur de l’œuvre. Si on considère que l’environnement n’est pas important pour appréhender l’œuvre, c’est une installation et pas un environnement. Par contre, si l’espace de présentation génère une perception particulière de l’œuvre, on parle d’environnement.

3 LES EFFETS RECHERCHÉS

Construction d’un effet recherché

Dans la partie explicative de l’effet recherché vous pouvez vous impliquer. C’est à dire utiliser une métaphore, une image pour rendre votre compréhension de l’effet plus claire, plus puissante, …

LE VOLUME
Angoissé par ce volume ondulant entre verticalité et vide qui provoque une espèce de mal de mer.

LA LIGNE
Perplexe devant ces lignes de direction tant horizontales que verticales qui induisent le doute sur le but de cette foule : est-il matériel ou transcendantal ?
Constat : Ici, on introduit une référence au sujet de l’œuvre, on dépasse le cadre des seuls procédés techniques et on va plus loin dans la compréhension, ce qui aidera à la rédaction du message.

L’ÉTAT DE SURFACE
Effrayé par les différents états de surface, tantôt rugueux et désagréables, tantôt doux et fragiles qui suscitent en moi un sentiment de peur.

LA LUMIERE
Oppressé par le jeu d’ombre et de lumière qui met en évidence un nombre important de personnages uniformes qui me submergent.

LA COULEUR
Oppressé par le jeu d’ombre et de lumière qui met en évidence un nombre important de personnages uniformes qui me submergent.

LA MISE EN ESPACE : ENVIRONNEMENT / INSTALLATION
Acculée par l’environnement qui m’impose une vue frontale de tous ces êtres implorants qui m’obligent à réfléchir au futur de Flidhais*, de son enfant et des trésors de la nature scellés dans ces contenants.
*Flidhais : déesse celte de la nature.
Constat : aller un peu plus loin en amenant un élément que l’on repère, de manière intuitive, dans l’œuvre peut nous aider à construire le message.

4 LE CONTEXTE CULTUREL

Jephan de Villiers se considère comme un archéologue qui retrouve les fragments des civilisations disparues.

« On oublie l’essentiel : être à l’écoute de ce monde intérieur [le ‘je’], incroyable, unique et être à l’écoute des autres »

« Je n’ai rien inventé, je me suis souvenu. »

Il s’inscrit dans le courant de l’art de la mémoire.

Il va travailler 50 ans avec des éléments offerts d’abord par la forêt.

Depuis qu’il s’est installé en Gironde en 2000, on observe de nouveaux éléments naturels provenant de la mer. Ces dons sont à chaque fois différents. Il se dit être en contact avec la magie de la permanence totale de la nature. Il est essentiel de garder son âme d’enfant. L’avenir de la planète préoccupe l’artiste depuis toujours.

« La déforestation, la pollution, les trafics d’animaux… Quelque chose dans l’être humain me fait peur. Aujourd’hui je me pose la question : est-ce trop tard pour la terre ? »

Les Reliquaires renferment divers objets. Il s’agit de mises en boîte. Il travaille en série. Une série est constituée d’œuvres d’une même thématique, travaillées avec des procédés techniques semblables dans lesquelles on change un ou deux paramètres. Des petites créatures aux yeux effarouchés, parfois drapées de plumes (ce sont alors des anges) prennent place dans des boîtes, sur des tableaux, ou sont disposées en processions accompagnées de chariots.

Retable : il met en œuvre une typologie ancienne de présentation d’œuvre qui fait référence à l’histoire, au Moyen Age (mémoire de la forme).

Les « fragments de mémoire » sont des sortes de cerveaux enveloppés de papier recouvert de l’écriture inventée – redécouverte – par l’artiste, ligotés et renfermant un objet secret. Il part d’une boule de papier journal entourée de ficelles. Le journal active la mémoire de ce qui y est écrit, la ficelle renferme mais permet aussi d’ouvrir et d’accéder à la mémoire.

A un moment, il va remplacer le papier journal par des feuilles sur lesquelles il écrit lui-même. Certains sont scellés à la cire rouge. Dans chaque boule, il y a un objet caché dont il ne dit rien. C’est l’imaginaire absolu, l’inaccessibilité totale.

Dans le livre Arboglyphes, Caroline Lamarche (autrice belge spécialisée en art contemporain) écrit :

« L’écriture vole de conscience en conscience. Elle pourrait être arabe, indienne ou africaine, horizontale ou verticale. Elle constitue au fil des ans des partitions, des gammes. Pas un jour sans écriture ».

Les écritures de Jephan ont conservé leur caractère magique. Comme le linéaire crétois, les glyphes mayas, les écritures de l’Indus ou celles de l’île de Pâques, elles restent indéchiffrées. Il ne connaît pas le sens du message qu’il couche sur le papier. Et il ne souhaite pas qu’il soit un jour entièrement dévoilé.

« Il n’y a pas de traduction possible de mon écriture. » 

Il repense à l’écriture inversée sur le buvard utilisé lors de son enfance. C’est une écriture-dessin où l’on retrouve calligraphie, signes, points, dessins, parfois associés aux feuilles, plumes, pétales dans les mises en boîte. « L’écriture est partout : on peut la déceler sur l’écorce des arbres, sur le dos des feuilles, dans les anfractuosités de la boue séchée ou dans les reliefs d’une coquille de noix.
Il fait référence à l’histoire. Les plus anciens vestiges de l’écriture chinoise, datés du XIVe siècle avant notre ère, sont en effet des inscriptions oraculaires gravées sur des os ou des carapaces de tortue. Elles notaient le résultat de pratiques divinatoires.

Il écrit debout pour libérer le geste, qu’il soit fort, rapide, direct. C’est comme faire de l’escrime avec le papier. Il évoque la sonorité de l’écriture sur la page. Le crissement de la plume sur le papier, qui est subtilement différent selon la densité d’encre, accompagne le geste, rapide, instinctif. Le rythme du tracé est marqué par le léger tintement de la plume sur le bord de l’encrier.

« Il y a une vingtaine d’années, j’ai décidé de confier aux amis qui partaient pour un long voyage un fragment à déposer dans les pays qu’ils visitaient. Certains sont en Amazonie, dans les temples d’Angkor, en Inde ou au Tibet. J’en ai placé un dans un baobab, au Sénégal. »

Des fragments de mémoire ont été déposés aux sources du Gange à Gaummuk, en Chine, en Amazonie, en Grèce, au Sénégal, au Maroc dans le Haute Atlas, en Belgique, en France, en Grande Bretagne, en Bosnie, au Kosovo, au Népal, au Vietnam, en Terre Inuit, à Chinguetti au Sahara Mauritanien, en Martinique, aux USA, en Corée du sud, au Japon… Son intention est d’activer l’art de la mémoire de manière universelle et d’installer ces fragments de civilisation un peu partout sur la terre. Placés au creux d’un tronc ou enfouis dans la terre, ils posent la question de l’accessibilité des œuvres.

En mars 2004, après quatre années de travail, les sculptures monumentales réalisées pour la station de métro Albert à Bruxelles sont inaugurées. Une grande figure ailée en bronze est accompagnée de deux cent dix fragments de mémoire déposés dans une fosse au niveau de la mezzanine et d’un immense chariot à mémoire au niveau des quais.

5 LE MESSAGE

Le sujet :

C’est une procession de personnages, une forêt en marche.

Les procédés techniques importants :

Le volume, les états de surface, les lignes de direction,

Les éléments de contexte culturel important :

Les souvenirs d’enfance, le moment fondateur du dîner où il s’ennuie, sa préoccupation sur le devenir de la planète, l’invention d’une « civilisation », l’art de la mémoire.

LE MESSAGE

A partir de tous ces éléments proposés, composer un message.

  • Nous sommes tous, depuis la nuit des temps, les mêmes et si différents. On a une mémoire, à chacun de la retrouver à partir des signes.
  • En harmonie dans son environnement et dans son unité, Jephan de Villiers devient porteur de mémoire, nous ramenant aux origines de la terre par ses symboles et nous donne peut-être un accès à une certaine immortalité.
  • Jephan de Villiers met en marche une procession faite de ce qui reste de la forêt, quelques écorces, conduisant des chariots de mémoire. Il nous interroge sur l’avenir de notre terre et nous invite à retrouver le chemin des civilisations des origines, proches de la nature. Pourrons nous nous en souvenir ?
  • Pris individuellement, nous ne sommes que des écorces de bois, mais ensemble, la multitude des mille et trois, on forme un groupe avec une cohésion qui va communier de façon transcendante avec la nature, notre origine.