Antithèse de la lumière, l’obscurité de la nuit est un défi pour le peintre.
Comment rendre visible ce qui est peu visible en l’absence de lumière ? Nous irons à la rencontre de différents artistes qui relèvent ce défi et nous verrons qu’ils le font avec des intentions différentes. Ce qui concerne le travail spécifique du clair-obscur sera vu plus tard.
Peinture à fresque, réalisée dans l’enduit frais. Les pigments pénètrent dans l’enduit qui les emprisonnent en séchant, ce qui assure une certaine pérennité à la couleur. Ce serait la première fois qu’un peintre occidental représente une scène nocturne.
Le sujet
Le songe de Constantin est un récit rapporté par deux auteurs latins, Lactance et Eusèbe de Césarée. Ils sont chrétiens et contemporains de Constantin. Lactance était le tuteur de Crispus, fils de l’empereur, résidant à Trèves, il avait donc un contact direct et régulier avec l’empereur. Eusèbe de Césarée l’a certainement rencontré lors du Concile de Nicée en 325.
En 312, la veille de la bataille du pont Milvius, près de Rome, alors qu’il s’apprête à combattre son rival Maxence, Constantin aurait vu en songe un signe accompagné d’un texte : « par celui-ci, tu vaincras. » Ce signe fut inscrit sur les boucliers des soldats. Les songes sont fréquents dans la littérature antique, particulièrement lorsqu’il faut exhorter les troupes à se lancer au combat : les dieux (ou ici, le Dieu des chrétiens) combattront les ennemis au côté des soldats et assureront la victoire.
De quel signe s’agit-il ? Le signe décrit par Lactance aurait été constitué d’un X (khi) et d’un iota au sommet incurvé, rappelant les initiales de Jésus Christ. Peut-être a-t-il vu les boucliers des soldats à leur retour à Trèves ? Aucun de ces boucliers n’a été retrouvé par les archéologues. La description de Lactance est à rapprocher du chrisme X (khi) P (rho) qui se répand au début du IVe siècle. Bague en argent du IVe s, trouvée dans un cimetière à Tongres. Musée gallo-romain de Tongeren.
Les soldats étaient très majoritairement païens, ils avaient combattu le christianisme, considéré jusqu’en 311 comme un culte dangereux parce qu’il risquait de provoquer le courroux des dieux romains. Il est peu probable qu’ils aient porté les initiales de Jésus Christ. Le signe XP, par contre, peut être lu par des païens « krestos » qui signifie « de bon augure » alors que les chrétiens le lisent « Christos » Christ. Médaillon frappé par Constantin pour ses dix ans de règne. Le chrisme est visible sur le casque. Monnaies du Ve siècle
Ici il est visible sur les boucliers des Empereurs Honorius et Majorien. Le chrisme est souvent enrichi des lettres alpha et omega, première et dernière lettres de l’alphabet grec classique. On peut alors lire APXO « archô » qui signifie « aller en tête, commencer » et qui renvoie au début de la Bible (Gn1, 1) « au commencement Dieu créa les cieux et la terre… » et au début de l’évangile selon saint Jean « au commencement était le Verbe [logos]… »A la fin de l’apocalypse, dernier livre de la Bible, le Christ se présente comme l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin (Ap 22,13).
Monnaie frappée par Magnence (303-353), usurpateur du titre impérial à partir de 350. Les versions postérieures du récit du songe de Constantin remplaceront le chrisme par la croix. La croix ne se généralisera comme symbole chrétien qu’à partir du VIe siècle.
Sous un ciel sombre, un ange est représenté en raccourci, corps incliné, tête penchée qu’on voit à peine et un bras tendu portant la croix. La scène se passe la nuit, le ciel est bleuté avec de petits points blancs évoquant des étoiles. Une lumière intense baigne la tente et son occupant, elle émane de l’ange, c’est la lumière divine. Les soldats et le serviteur ne semblent se rendre compte de rien, seul Constantin, endormi, bénéficie de la vision. Cette œuvre est considérée comme la première peinture dans laquelle le peintre manifeste la nuit mais les deux tiers de la scène sont éclairés comme si on était en plein jour.
Un retable est constitué de plusieurs panneaux qui peuvent se refermer. La partie inférieure qui supporte les panneaux s’appelle la prédelle.
Matthias Grünewald est associé à la renaissance allemande, comme Albrecht Dürer (1471-1528). Ils ne se sont vraisemblablement pas rencontrés mais les gravures de Dürer étaient publiées dans des ouvrages qui circulaient. On peut donc penser que Grünewald connaissait l’œuvre de Dürer. Ce polyptique est considéré comme le chef d’œuvre de Grünewald. Les panneaux peuvent se voir des deux côtés. Le travail du peintre est associé à celui d’un sculpteur pour réaliser un retable, il s’agit ici de Nicolas de Haguenau qui a sculpté des hauts-reliefs.
Le relief est appelé bas-relief, moyen-relief ou haut-relief en fonction du décrochage par rapport à la surface verticale. Ici, les personnages sont complètement sortis de cette surface et sont représentés dans l’entièreté de leur volumétrie. Le travail des rinceaux reflète la grande expertise de l’artiste. A noter que tout est démontable, c’est une réalisation techniquement remarquable. Quand il est fermé, le retable représente les tourments de saint Antoine, saint patron de la Commanderie d’Issenheim pour laquelle l’œuvre est réalisée. Ouvert, de face, nous découvrons la crucifixion. C’est un panneau de bois, et, comme on le voit ici, il arrive que les points d’assemblement des planches formant un panneau peint deviennent visibles. Le couvent d’Issenheim a pour fonction de recueillir et soigner les malades atteints du « feu de saint Antoine » ou « mal des ardents. » Les symptômes de cette maladie sont des sensations de brûlure, des convulsions, des nécroses, la putréfaction des membres et la folie. On a compris au début du XXe siècle que c’étaient les conséquences d’un empoisonnement à l’ergot de seigle, un champignon vénéneux qui se retrouvait dans le pain.
Le corps de Jésus est couvert de pustules, Grünewald a choisi de le représenter avec les signes de l’ergotisme. La représentation est assez traditionnelle, Marie est soutenue par Jean l’évangéliste, Marie Madeleine est à genoux et Jean-Baptiste accompagné d’un agneau symbolisant le Christ sacrifié. Le Christ exprime une douleur intense, on sent la tension dans les muscles, les doigts, les pieds. Le sacrifice est coûteux. L’intention de Grünewald est de frapper l’esprit des spectateurs. La palette chromatique est très limitée. Le peintre travaille des harmonies dans les rouges et un contraste violent détache la scène sur un fond de nuit. En réalité, cela se passe entre midi et 15 heures. Trois évangiles sur les quatre décrivent une éclipse, ce qui est astronomiquement impossible puisque la date de Pâques est fixée au premier sabbat qui suit la première pleine lune du printemps. La lune, éclairée de face par le soleil ne peut se glisser entre la terre et le soleil ! La date présumée de l’événement est fixée au 7 avril 30, un jour sans la moindre éclipse. C’est donc un récit théologique qui signifie que la lumière du monde s’éteint. Quand la lumière de Dieu disparaît, c’est la fin du monde. Le peintre représente ce que disent les évangiles. Le fond noir a pour effet de faire ressortir la scène, et d’augmenter la dimension tragique, dramatique du sacrifice de Jésus.
Un des premiers paysages de nuit. Le sujet : trois savants étrangers ont vu surgir une étoile (la comète de Haley ?), ils se rendent chez le roi Hérode. Hérode est maintenu au pouvoir par l’occupant romain. Il connaît les prophéties annonçant la venue d’un Messie, nouveau roi, successeur de David. Il envoie les mages à Bethléem en leur demandant de revenir ensuite lui dire où ils l’ont trouvé mais ceux-ci repartent par un autre chemin sans lui donner les renseignements demandés. Joseph se rend compte du danger et part se réfugier en Egypte avec Marie et Jésus. L’évangile raconte qu’Hérode fait tuer tous les enfants de la région âgés de moins de deux ans. Si cette violence correspond bien au personnage, il est à noter qu’aucune source historique ne la confirme alors que la période est très bien documentée. La vérité de ce récit est donc symbolique : Jésus est le nouveau Moïse qui remonte d’Egypte pour sauver son peuple.
Ce tableau, daté du début du XVIIe siècle, est influencé par l’invention du télescope de Galilée. Depuis la renaissance, les artistes sont fort influencés par les sciences, ils ont pour intention de représenter au mieux l’environnement dans lequel l’homme évolue. Le télescope ouvre sur un espace encore autre, beaucoup plus loin que l’espace entourant l’homme. Il donne accès à l’au-delà de la terre, au ciel étoilé. On reconnaît la voie lactée, assez bien reproduite, la lune et sa lumière blanche. Elsheimer choisit de représenter d’autres sources de lumière : une torche dans la main de Joseph, un feu et ses étincelles et un reflet. Le sujet de la fuite en Egypte n’est qu’un prétexte, le peintre s’intéresse surtout à la gestion de l’espace et de la lumière. C’est la nuit, mais il y a assez de lumière pour bien reconnaitre les éléments du paysage.
La série des observations astronomiques représentant toutes les planètes fut commandée par un comte bolonais, Luigi Marsili, qui souhaitait les offrir au pape pour le convaincre de constituer un observatoire astronomique. Il a atteint son but : le premier observatoire astronomique public d’Italie sera inauguré à Bologne. Dans chacun de ces petits tableaux, une scène bucolique est représentée sous un ciel nocturne. On y voit les outils scientifiques nouveaux, des lunettes astronomiques qui permettent de mieux voir les astres. La lune est jaune, à la différence de celle du tableau précédent.
L’Espagne est occupée par les troupes napoléoniennes, le tableau fait référence aux événements de la nuit du 2 au 3 mai 1808 au cours de laquelle les soldats français ont exécuté les combattants espagnols faits prisonniers pendant la bataille de Madrid. On voit les Français à droite et les Espagnols à gauche. Il y a deux toiles qui ont été commissionnées par le gouvernement provisoire espagnol sur la suggestion de Goya.
Goya est un peintre de cour et peintre officiel chargé d’illustrer les événements historiques qui marquent l’histoire espagnole.
Le sujet : une fusillade. Des militaires face à des gens du peuple. C’est une des toiles majeures de Goya, elle dénonce les horreurs liées à la guerre et marque une rupture par rapport à la peinture conventionnelle de l’époque.
Au début du XIXe siècle, la peinture historique est exécutée de manière académique (cf. David…) avec une facture picturale précise, détaillée. Ici, il y du détail sur certains éléments comme les costumes militaires ou les taches de sang mais globalement la facture picturale est brossée, instinctive et n’illustre pas les détails de l’espace. On peut retrouver des éléments architecturaux de Madrid mais ils sont seulement ébauchés. Goya attire l’attention sur le désespoir des victimes : certains se prennent la tête dans les mains, l’homme en chemise blanche et pantalon jaune étend les bras pour opposer une maigre résistance face aux fusils. Pourquoi une chemise blanche ? Pour attirer le regard, c’est la première chose que l’on voit. Il est important de repérer les intentions de l’artiste et les procédés techniques qu’il a utilisés pour appuyer son propos. Il ne lui a pas mis une chemise brune comme à tous les autres… Les choix de couleurs sont importants. La gamme chromatique est assez limitée et le Goya travaille beaucoup sur les nuances. Les contrastes sont présents pour guider notre regard dans la composition. La gestion de l’espace est également importante. Combien de plans ? Deux plans ? Trois plans (fond du ciel) ? Si la colonne des habitants est continue jusqu’à la ville, il n’y a qu’un espace. On peut également considérer que tous les personnages se situent dans un premier espace et que le paysage de ville à l’arrière constitue un second espace, certains voient dans le ciel à l’arrière un troisième espace. Voir un seul plan, c’est entrer dans l’intention de Goya qui veut nous confronter à l’événement. Il utilise la lumière pour mettre en évidence le sujet. Il le situe la nuit pour amplifier l’intensité dramatique par le renforcement des contrastes. Une lampe éclaire les personnages : cubique, à même le sol, elle ne semble pas vraiment crédible. Goya la pose pour appuyer son propos avec des zones éclairées et des zones d’ombres. Les victimes de la fusillade sont individualisées, leurs visages sont détaillés. Les militaires, au contraire, n’ont pas de visage. Ce ne sont que des corps habillés d’un costume militaire qui forment une sorte de bloc contre lequel l’humanité ne peut rien. Goya oppose l’humanité en souffrance qui implore face à un mur déshumanisé. Cette peinture est encore aujourd’hui une des œuvres majeures parmi celles qui dénoncent les horreurs de la guerre et l’impuissance du peuple face aux armées.
La nuit est manifestée par l’arrière-plan à la texture assez homogène, et tous les animaux qui s’échappent des songes du personnage endormi, effondré sur sa table. La technique est variée pour créer des ombrages de qualités différentes qui s’opposent au fond homogène.
James ABBOT MAC NIEL WHISTLER 1834–1903
Américain d’origine, il étudie la peinture en France et travaille entre Londres et Paris dans les années 1875. Il fréquente Manet et Gustave Courbet, deux peintres fort différents. Whistler est ouvert à différents univers et sa curiosité technique est impressionnante.
En ignorant le titre et la date, on pourrait penser à de l’abstraction, or l’abstraction n’existe pas à cette époque. C’est pourtant difficile de comprendre ce que l’on voit.
Quand la peinture a été exposée pour la première fois, Ruskin, écrivain anglais, défenseur de Turner et critique artistique reconnu et écouté en Angleterre, dit :
« J’ai vu et entendu beaucoup de choses jusqu’à maintenant sur l’effronterie cockney, mais je n’aurais jamais imaginé voir un dandy demander 200 guinées pour un pot de peinture jeté à la face du public. »
Ruskin parlait déjà de ce que Pollock allait faire plus tard ! Mais en 1875, cela va trop loin. Même si certaines des œuvres de Turner à la technique floutée s’approchent de l’abstraction, on sent le paysage qui sous-tend la toile. Ici, cela devient compliqué.
Whistler, offensé par cette critique, va demander réparation à Ruskin dans un procès juridique. C’est un des premiers procès artistiques. Souvent, on parle du procès de Brancusi et de la colonne sans fin qui arrive à New-York, mais ce procès ci est antérieur. Le jury déclarera l’offense recevable mais n’accordera qu’une somme dérisoire de dommages et intérêts. Ce procès provoquera la faillite de Whistler, étiqueté comme un artiste dont il ne faut pas s’approcher et dont l’œuvre devient invendable. C’est un collectionneur américain qui achètera cette toile en 1892 pour une bouchée de pain.
L’enjeu du procès a été de définir l’art, et comment il doit être exécuté, selon des principes de reconnaissance du sujet, avec une facture picturale détaillée et précise. Pourquoi payer un travail exécuté si rapidement et dont on ne reconnaît pas le sujet ? La peinture semble jetée sur la toile. C’est contraire aux valeurs bourgeoises d’assiduité au travail et ne correspond pas aux attentes du public de l’époque : sujet reconnaissable, bien exécuté, en y consacrant du temps. Whistler s’est défendu lors du procès, certes, il peint ses tableaux rapidement mais sa rémunération est justifiée par un savoir accumulé tout au long de sa vie d’artiste.
Cela correspond tout à fait à ce que dira Picasso beaucoup plus tard quand on va le filmer face à une vitre, où on le voit peindre un sujet sur le verre pendant qu’on le filme de l’autre côté. Il termine en 45 minutes. L’auteur du documentaire déclare alors « Voici un Picasso réalisé en 45 minutes ». Celui-ci répond « non, en 45 ans ! » faisant référence à toute son expérience. C’est exactement le même argument que celui avancé par Whistler. C’est la question de l’intention.
Pour Whistler, l’intention prévaut sur la réalisation et celle-ci fait partie de l’œuvre. Sa proposition n’a pas été comprise à l’époque, trop éloignée de ce que l’on attend d’un peintre. Si on avait dû traiter ce sujet selon les critères en usage, on aurait déjà orienté le cadre en horizontal, le paysage aurait été détaillé en plusieurs plans décrivant la configuration des lieux, bosquets, bâtiments, surface d’eau reconnaissables… Ici, rien de visible. On aurait eu un ciel noir et probablement des étincelles à un seul endroit et pas projetées un peu partout. Mais, ce traitement académique du sujet n’était pas du tout dans l’intention de Whistler.
Dès 1866, dix ans plus tôt, il commence sa série de nocturnes dans laquelle il met au point une facture picturale personnelle très spécifique, à base de glacis, et son travail sur les nuances de couleurs et les harmonies tonales y est fascinant. Il est très influencé par les paysages japonais. Dans la peinture traditionnelle tant chinoise que japonaise, la perspective linéaire n’existe pas et les éléments sont posés les uns derrière les autres. On voit dans cette Nocturne, sur la gauche, des masses qui se superposent à la manière asiatique.
S’il se détourne du réalisme pur, il n’est pas du tout dans une démarche d’abstraction. L’idée de l’abstraction, c’est-à-dire d’œuvres sans sujet, n’apparaîtra que bien plus tard. Le sujet est ici très prégnant mais la manière de l’exécuter fait qu’on a du mal à le reconnaître. Whistler rejette les procédés techniques habituels : plans, lignes de direction, formes géométriques sont absents, la perspective est limitée à la perspective chromatique ou aérienne. Il ne garde donc que la couleur, la lumière et la facture picturale. Les quatre autres procédés techniques sont abandonnés.
Dans les Nocturnes, Whistler travaille sur des impressions fugitives prises sur le vif. Son travail rapide correspond au caractère fugitif du sujet. Il fait partie d’un courant qui recherche la beauté pure, appelée en 1882 par un critique « The Aesthetic Movement. ».
En 1863, refusé au salon de Paris comme les impressionnistes ses toiles seront exposées au « salon des refusés » avec les leurs. C’est grâce à cela qu’on a gardé la trace de Whistler parce qu’en Angleterre, il aurait été oublié et ses œuvres perdues.
On sent la proximité avec les impressionnistes mais la facture picturale est très différente, il travaille par lavis, à plat, avec très peu de peinture.
On est entre chien et loup, le peintre nous fait entrer dans une ambiance particulière, ouatée, avec la brume qui efface les détails. Le cadrage est novateur. L’eau est sombre et le ciel plus clair, à l’inverse de ce qu’on attendrait.
La nuit est prétexte à jouer avec la couleur dont le peintre révèle ce qu’elle peut encore apporter dans l’obscurité. C’est tellement flou… il décrit à merveille l’humidité qui monte de la Tamise.
Edward MUNCH 1863-1944
Paysage nocturne d’une station balnéaire d’Oslo. La lumière est construite par la couleur, sa source est à chercher dans les étoiles et elle se reflète dans l’eau. Le ciel est bleu, bleu vert. Nous avons vu plusieurs œuvres représentant la nuit avec une lune blanche ou jaune, et un ciel bleu. Les ciels nocturnes sont-ils bleus ou bleu-vert ? La physiologie de l’œil humain fait que les bâtonnets de la rétine qui réagissent le plus la nuit sont ceux qui activent la couleur verte. La lune donne-t-elle de la lumière jaune ? Bleu plus jaune = vert. Là où il y a de la lumière, on voit jaune, et là où il n’y en a pas, on voit bleu. La transcription de la nuit en bleu – vert – jaune viendrait de cette particularité physiologique.
Si on se souvient du « Cri » de Munch, on est frappé par le calme qui règne ici. Les couleurs chaudes du Cri sont remplacées par des couleurs froides.
Si nous étudions la gestion de l’espace en tentant de définir différents plans, nous sommes vite confrontés à une impossibilité. Dans ce tableau, la nuit est traitée avec des bleus et des verts, les étoiles sont jaunes. Cette déformation des couleurs et des autres procédés techniques est destinée à faire ressentir des émotions au spectateur. La gestion de l’espace entraîne de la confusion, on se sent un peu perdu. A l’avant-plan du tableau, on peut voir le profil de Munch, c’est un autoportrait caché. L’ombre est un élément important de la culture nordique. Andersen écrit une histoire appelée « l’Ombre » dans laquelle l’ombre s’autonomise et devient un personnage. La réception de cet art est difficile au début du XXe siècle, le sujet est difficilement lisible, la peinture semble faite à la va-vite et les règles de construction sont remises en question.
Munch est classé dans les expressionnistes, un courant qui émerge en Allemagne au début du XXeme siècle avec l’un premier mouvement « Die Brücke » que l’on peut traduire par Le Pont. C’est une manière de peindre que l’on peut encore repérer aujourd’hui. Les artistes expressionnistes prennent énormément de libertés par rapport aux règles académiques, il déforme l’espace et le sujet, particulièrement s’agissant de la gestion de l’espace, du respect de la lumière et des couleurs. En outre, leur facture picturale est beaucoup plus spontanée.
L’expressionnisme, c’est exprimer des émotions et les faire ressentir. L’exagération en facilite l’expression et le ressenti. Il est difficile de rester de marbre face à un tableau expressionniste. On est souvent dans la peur, le dégoût… des émotions assez fortes et souvent négatives. Dans Die Brücke. Les artistes comme Kirchner, Schmidt-Rottluff et les autres insistent sur la liberté et le désir de vivre en lien avec les racines de l’humain, de revenir à des modes de vie un peu sauvage comme pratiquer le nudisme… Les scènes de plage, avec des corps nus, expriment plus des sentiments de joie et de bonheur, un retour à une vérité de l’humanité qui est plus positive que le Cri de Munch ou les Vues de Berlin de Kirchner.
Sous le régime nazi, l’expressionisme sera classé dans l’art dégénéré et une quantité énorme d’œuvres seront détruites.
Vincent VAN GOGH 1853-1890
Les historiens de l’art estiment que Van Gogh pour réaliser la Terrasse de café le soir s’est vraisemblablement inspiré de « Avenue de Clichy, cinq heures du soir » (1887) de son ami Louis Anquetin qu’il fréquentait à Paris.
Les nuances progressives de bleus nous permettent de conscientiser les différences de lumière. La perspective chromatique et aérienne complètent la perspective linéaire. Des champs chromatiques colorés de couleurs chaudes, jaune orangé et vert, conduisent progressivement vers les bleus tout en nuances qui font percevoir des degrés de luminosité différents.
En outre, la lumière est artificielle sous l’auvent et naturelle à l’extérieur de celui-ci, avec des étoiles dans le ciel.
Van Gogh a peint cette terrasse de café à Arles.
On y retrouve la perspective linéaire qui apparaît de manière plus évidente (auvent, lignes des pavés, terrasse et bâtiment). La perspective chromatique est plus marquée que dans le tableau de Louis Anquelin. Van Gogh travaille plus sur les couleurs chaudes et dans des tonalités acides de jaune citron et de vert anis. Acide est un terme pour désigner une quantité de pigments supérieure à la moyenne, avec des choix de nuances qui sont à la limite du criard. Plus on avance vers le fond du tableau, plus on a des couleurs froides, avec des intensités qui ne sont plus du tout acides : le jaune des étoiles est très différent du jaune de la terrasse. Remarquez aussi la peinture épaisse utilisée ainsi que la touche qui laisse de la matière sur la toile. « Voilà un tableau de nuit sans noir, rien qu’avec du beau bleu, du violet, du vert et dans cet entourage la place illuminée se colore de soufre pâle, de citron vert. Cela m’amuse énormément de peindre la nuit sur place. » L’intention de Van Gogh, en peignant la nuit, est d’exploiter la couleur au maximum.
Il choisit une position qui lui permet d’observer les jeux de lumière de l’éclairage au gaz qui se reflète dans l’eau. Les reflets sont nettement exagérés… Van Gogh est parfois associé aux expressionnistes mais en réalité il constitue un courant à lui tout seul. Il déforme la lumière et la couleur, prend des libertés par rapport à la réalité et ne respecte pas les règles académiques. Cet éclairage artificiel se combine à l’éclairage naturel de la lune et des étoiles. Il illustre la complexité de la lumière de la nuit. Le ciel bleu est parsemé d’étoiles, on peut y reconnaître la Grande Ourse. L’éclairage artificiel nous fait prendre conscience de l’existence de cette ville d’Arles qu’on ne reconnaît pas vraiment.
« Je veux maintenant absolument peindre un ciel étoilé. Souvent, il me semble que la nuit est encore plus richement colorée que le jour, colorée des violets, des bleus et des verts les plus intenses. Lorsque tu y feras attention, tu verras que certaines étoiles sont citronnées, d’autres ont des feux roses, verts, bleus, myosotis. Et sans insister davantage il est évident que pour peindre un ciel étoilé, il ne suffise point du tout de mettre des points blancs sur du noir bleu. »
Pour Van Gogh, le ciel étoilé ou le ciel noir, c’est beaucoup plus complexe que des points blancs sur du bleu foncé. Son intention, quand il peint la nuit, c’est de magnifier la complexité des jeux de couleur.
« Je m’en trouve bien de peindre la chose immédiatement. Il est bien vrai que dans l’obscurité je peux prendre un bleu pour un vert, un lilas bleu pour un lilas rose, puisqu’on ne distingue pas bien la qualité du ton. »
Il exprime qu’au-delà de la complexité de l’expression des multiples couleurs perceptibles la nuit, c’est compliqué, dans le dans le noir, de choisir les couleurs exactes sur la palette.