INTRODUCTION
Thématique de la gestion de l’espace en 2D et du volume en 3D.
Cette problématique traverse pratiquement toute l’histoire de l’art. Nous verrons chronologiquement la 2 D et la 3 D, alternativement, époque par époque mais nous n’approfondirons pas les questions d’histoire de l’art à proprement parler (date, origine, description…) : de très bons livres d’histoire de l’art vous informeront de tout cela. Nous chercherons plutôt à comprendre les techniques utilisées par les artistes et artisans pour réaliser des scènes incluant des notions d’espace et de profondeur bien avant que la perspective linéaire ne soit codifiée à la Renaissance et nous ferons de même pour comprendre la mise en place des volumes pour les objets en 3D.
ÉGYPTE ANCIENNE
Bas-relief, Saqqarah, vers 2500 avant notre ère.
Vocabulaire : le bas-relief est soit creusé dans la paroi, soit est en décrochage par rapport à la surface. Le moyen-relief a une épaisseur de 2 – 3 cm, le haut-relief va parfois jusqu’à 10 centimètres. Le décrochement important des hauts-reliefs est plus souvent en métal ou en bois.
Un mari (à droite) et sa femme (à gauche) sont assis face à face avec une table entre eux. Les personnages sont représentés dans l’Egypte ancienne avec le torse de face, la tête et les jambes de profil. Les corps prennent de la place dans l’espace. Entre eux deux, la distance de la table les sépare mais la profondeur n’est pas exprimée. Le vêtement de lin descend le long du tibia de l’homme jusqu’à la cheville, les deux pieds côte à côte ne font que confirmer la prise du corps dans l’espace, ils introduisent la notion de « devant-derrière« . Toute la surface est couverte d’écriture, les hiéroglyphes comblent tout l’espace entre les deux personnages, ils expliquent ce qui est montré, nous en donnent le sens.
Peinture murale de la XVIIIe dynastie, tombe du scribe Nebamom, 1350 avant notre ère, nécropole thébaine, British Museum.
Un bassin d’eau est entouré d’arbres, en haut à droite un personnage à la peau foncée est en train de récolter les fruits offerts par ce jardin.
Des ouettes d’Egypte (oiseaux entre le canard et l’oie), des poissons et des fleurs de lotus occupent le bassin. La peinture nous donne à croire que nous voyons le bassin depuis une position haute, du ciel. Les poissons sont dessinés comme s’ils étaient couchés sur l’eau. Il y a un problème de réalisme également au niveau des proportions. L’artisan ne respecte par la taille relative des oies, des poissons et des végétaux. Les bouquets de lotus sont positionnés pour combler l’espace entre les poissons qui nagent en ligne. Autour de l’étang, les arbres sont dessinés perpendiculairement à chaque côté. Les arbres sont différenciés et donnent de nombreux fruits montrant l’abondance et la diversité de ce que donne la nature. Au-dessus de l’étang, les arbres se dressent verticalement, le pied au bord de l’étang. A gauche, il sont dessinés horizontalement. En dessous, les troncs ne partent pas du bord de l’étang, ils sont dessinés verticalement et c’est leur cime qui rejoint l’étang. Ils ne pouvaient être dessinés tête en bas, l’artisan gère l’espace en rendant la scène aussi compréhensible que possible. Les enfants dessinent de cette manière et cela ne leur pose aucun problème, pas plus qu’aux adultes qui comprennent facilement ce qu’ils ont voulu représenter.
La chasse aux oiseaux, tombe du scribe Nebamom, 1350, nécropole thébaine, British Museum.
La perspective hiératique (ou hiérarchique) donne une plus grande taille au personnage que l’on veut mettre en évidence. Il est beaucoup trop grand par rapport à la barque. Les proportions ne sont pas respectées, elles passent après l’intention de montrer qui est le plus grand. Sa femme est plus petite, elle porte un grand cône de parfum et un lin plissé et transparent, des bijoux. Tous ces éléments montrent sa richesse. Sous le personnage principal, on voit une jeune fille, encore plus petite, qui lui tient la jambe. Elle porte des bracelets d’or et une coiffure complexe.
Sur la gauche, on observe une accumulation de papyrus sur plusieurs rangées qui introduisent la notion de devant / derrière. Au-dessus de cette épaisseur de végétation, une multitude d’oiseaux différents. Devant la jambe du chasseur, un chat et des oiseaux sont représentés avec des éléments devant et d’autres derrière. En dessous, une ligne horizontale manifeste la présence de l’eau dans laquelle nagent des poissons entre les lotus. Tout montre l’abondance. Le chasseur en tient trois dans sa main droite. A l’arrière, des lignes verticales de hiéroglyphes expliquent la scène, remplissent le vide.
Bas-relief en creux, Ramsès II sur son char lors de la bataille de Qadesh. Grand temple d’Abou-Simbel, XIIIe siècle avant notre ère.
Le pharaon est debout sur son char, prêt à tirer. Les cartouches avec les hiéroglyphes comblent l’espace supérieur et racontent la scène alors que l’espace inférieur est laissé libre. La courbure des corps des chevaux donne du mouvement.
La profondeur est ici exprimée par les quatre pattes qui montrent qu’il y a deux chevaux côte à côte. Le timon passe entre les deux queues. Il y a donc de la profondeur. C’est le système de l’accumulation : on accumule des éléments les uns derrière les autres, l’esprit du spectateur comprend qu’il y a de l’espace qui se déroule en profondeur.
Les lignes horizontales au dessus et en dessous de la scène sont un élément important de la gestion de l’espace qu’elles délimitent, elle montrent que la scène s’arrête en dessous au niveau des sabots arrière des chevaux et de la roue, au-dessus au niveau du haut de la couronne qui déborde d’ailleurs cette limite. Ces lignes forment des bandeaux, leur fonction est de séparer les registres qui peuvent s’accumuler sur plusieurs étages. En histoire de l’art, on numérote les registres de bas en haut.
Nous voyons trois registres : une ligne horizontale passe sous la barque, une autre en haut sous des végétaux et des pattes d’animaux. Des lignes intermédiaires sont ajoutées. L’artisan suit un programme et doit montrer un certain nombre d’éléments. Il les superpose. Sur la ligne au-dessus de la barque sont posés des cruches, des victuailles. Il y a aussi des hiéroglyphes. Est-ce le résultat de la pêche et de la récolte ? Ou ce qu’ils ont ramené dans la barque ? A gauche de ces éléments, une autre ligne avec un personnage qui montre un autre type d’activité. Tout est rempli, cette notion est « l’horreur du vide« .
La gestion de l’espace se fait par superposition. Le regard constate qu’il y a un « devant et un derrière« , le cerveau comprend qu’il y a de l’espace en profondeur.

Tombe de Sennedjem, haut fonctionnaire de la XIXe dynastie, nécropole thébaine, XIIIe siècle avant notre ère.
La tombe est restée inviolée jusqu’à sa découverte par les archéologues, ce qui a préservé la vivacité des couleurs contrairement aux morceaux pillés de la tombe de Nebamom dont les couleurs ont pâli.
Les murs sont recouverts de tous les éléments nécessaires à la continuité de la vie après la mort.
Les canaux d’irrigation limitent un terrain dans lequel se passent différentes scènes.
La peinture est organisée en registres, on en compte cinq à l’intérieur du cadre.
Le premier registre est composé de végétaux, le second montre des arbres dont certains portent des fruits en abondance. Certains arbres sont devant, d’autres derrière. Dans le troisième registre, la terre est travaillée (à droite) puis les blés sont verts (à gauche). Tout à droite des éléments montrent sans doute un espace de stockage. Le quatrième registre est celui de la récolte et peut-être des offrandes sur la droite. Les blés dorés vont de la ligne du bas jusqu’à la ligne du haut, les blés verts également, on remplit l’espace.
L’ensemble montre la profusion de nourriture dont disposeront les défunts pour se nourrir et honorer les dieux.
Derrière les personnages, l’artisan remet du texte : il faut remplir au maximum cet espace. Pendant longtemps, on a horreur du vide, particulièrement au Moyen Age. Il faudra attendre le XXe siècle pour que les artistes utilisent le vide !
Un couple est présent dans les différentes scènes. L’artisan représente les mêmes personnages tout au long de l’histoire racontée. Il s’agit des défunts pour lesquels la tombe est construite. Le cinquième registre les montre face aux divinités et sur la barque qui les emmène vers l’au-delà. La notion de temps complexifie l’espace. L’espace n’est pas travaillé dans la profondeur mais bien dans la largeur, sur des bandeaux horizontaux qui se déploient dans une temporalité. Cette manière de représenter les mêmes personnages à différents moments se perpétuera jusqu’à la Renaissance et constitue ce que l’on va nommer une « répétition de scènes ».
MESOPOTAMIE
Entre l’Euphrate et le Tigre s’étend la Mésopotamie, une vaste région correspondant grosso modo à l’Iran et l’Irak actuels. Les alluvions des deux fleuves, comme ceux du Nil en Egypte, donnent une terre fertile qui permettent à des villes, puis des empires, de se développer. Ce sont des peuples belliqueux qui s’étendront à toute la région, particulièrement à la période assyrienne. On donne d’ailleurs parfois le nom d’Assyrie à l’ensemble de ces états bien que l’Assyrie proprement dite ne domine la région qu’à partir du deuxième millénaire, et surtout au premier millénaire avant notre ère.
C’est au sud de la région que naît l’écriture à la fin du quatrième millénaire, un peu avant son invention en Egypte. Les deux zones culturelles (Mésopotamie et Egypte) et d’influence politico-militaires sont donc contemporaines et concurrentes, de manière parfois belliqueuse et brutale.
SUMER
Cette œuvre, dénommée Etendard d’Ur, a été retrouvée dans le cimetière royal d’Ur et date environ de 2700 BC. 27 cm x 48 cm. Mosaïque de coquillages, de pierres rouges et de lapis-lazuli collés par du bitume sur les quatre faces du support en bois. British Museum. On en ignore la fonction.
Nous travaillerons la face illustrant la guerre. On retrouve la même gestion de l’espace que ce que nous avons observé chez les égyptiens, sous forme de registres. Les surfaces horizontales s’étendent sur toute la largeur et sont séparées par des bandeaux décorés par des motifs géométriques faits de losanges bleus ou rouges. Est-ce le signe d’une dimension esthétique de l’objet ? Nous ignorons l’intention de l’artiste.
Au premier registre, en partant du bas, des chars sont tirés par des équidés qui piétinent des ennemis. Le deuxième registre est occupé par une rangée de soldats armés sur la gauche tandis que la partie droite montre des prisonniers nus poussés et maltraités. Le troisième registre est dominé par la figure royale au centre qui déborde le bandeau supérieur (perspective hiératique).
Les soldats victorieux se présentent au roi avec leurs prisonniers. Ils ont revêtu de beaux vêtements, ils ne portent plus leur uniforme militaire, la paix est retrouvée après la victoire.
L’espace : quatre chevaux sont représentés les uns derrière les autres. Le volume est donnée par l’accumulation. Sur la gauche, un personnage sous la tête du cheval est représenté plus petit : tout l’espace est rempli, et cela n’a pas d’importance pour l’artisan de modifier la taille en fonction de la place dont il dispose.
EMPIRE NEO-ASSYRIEN
Attaque assyrienne d’une ville avec des archers et un bélier monté sur roue, 865-860 avant notre ère palais nord-ouest de Nimrud, conservée au British Museum.
Nimrud était la capitale de l’Assyrie aux IXe et VIIIe siècles.
Léonard de Vinci n’est pas le premier a avoir inventé le char d’assaut ! Les Assyriens inventent des outils performants pour s’attaquer aux villes. Les guerriers s’entretuent en utilisant des arcs. On remarque de sérieux problèmes de proportions mais la scène est tout à fait compréhensible. L’intention de l’artiste est de nous montrer la puissance militaire des Assyriens.
Deux siècles plus tard, Assurbanipal est à la tête du plus grand empire qui ait jamais existé, ses prédécesseurs et lui-même ayant soumis tous les peuples alentour jusqu’à l’Egypte. Son long règne s’étend de 668/69 à 630/628 avant notre ère.
Il a laissé de nombreux bas-reliefs racontant ses exploits militaires sur ses palais de Ninive. Mis bout à bout, l’ensemble ferait plus de 3 km ! Beaucoup d’entre-eux sont visibles au British Museum et au Louvre.
Bas-relief du palais nord de Ninive relatant la dernière campagne d’Assurbanipal en Elam (sud de la Mésopotamie), musée du Louvre.
Deux registres sont délimités par des lignes horizontales. Au premier registre, des musiciens coiffés et vêtus de manière traditionnelle, avec une longue barbe ; sur la droite, des chevaux sont conduits par un homme.
Les musiciens sont disposés devant et derrière, leurs instruments se superposent. On voit les jambes des chevaux à l’écart les unes des autres et un personnage est situé entre eux. L’épaisseur de l’espace est donnée : cheval, personne, cheval. Le cerveau comprend la profondeur bien qu’il n’y ait pas de perspective.
Dans le registre supérieur on a également des personnages devant et derrière dans cette longue ligne de guerriers.
Sac de la ville de Hamanu en 646. Bas-relief du palais sud-ouest de Ninive, British Museum.
C’est une ville élamite située dans le sud la Mésopotamie, complètement détruite par les troupes d’Assurbanipal qui écrasent l’Elam entre 655 et 639 avant notre ère.
La ville est manifestée par de longs rectangles verticaux. L’artisan représente deux murs de remparts pour montrer la profondeur de la ville : les remparts juste au-dessus de la colline sont plus proches de nous, les remparts plus haut sont de l’autre côté de la ville, plus loin de nous grâce au principe « devant-derrière« .
Des flammes sortent de la ville. Les assyriens sont sur les murs de la ville avec des outils de destruction. En bas, un personnage important suit les hommes qui transportent le butin. Les arbres à leur gauche remplissent l’espace et marquent qu’on est hors de la ville.
Les proportions ne sont pas du tout respectées, particulièrement pour les personnages sur les remparts. La taille relative des personnages dans une œuvre sera codifiée bien plus tard, en même temps que les règles de perspective. Les intentions de l’artisan sont de montrer que les Assyriens sont entrés dans la ville, l’ont pillée et détruite par le feu. Le message passe très bien !
Les obliques montrent le mouvement : éléments qui tombent le long des remparts, corps penchés. Cela donne une dynamique, évoque un mouvement arrêté.
Le véritable mouvement amplifié ne sera réalisé qu’au début du XXe siècle.
Notons quelques différences avec les œuvres égyptiennes : l’absence d’écriture et de registre.
La bataille d’Ulai (653 avant notre ère) entre Assurbanipal et Teumman, le roi d’Elam, fait l’objet d’une série de bas-relief sur le palais de Ninive, Bristish Museum.
La chasse aux lions :
série de reliefs du palais nord de Ninive, vers 645-635 avant notre ère, British Museum.
Cette série montre une chasse ritualisée. Assurbanipal affronte des lions dans une arène. Il le fait sans aucune crainte, il est tellement puissant que les autres peuples sont prévenus. C’est un art de propagande militaire.
Observons la qualité de la gravure de la crinière, les détails de sa gueule, les pattes, les griffes, les coussinets et les muscles. Ces derniers symbolisent la puissance et la force. Le volume de l’animal est évoqué : le museau est devant la patte, l’autre patte passe derrière la crinière. Ces éléments indiquent que l’animal prend de l’espace.
Assurbanipal repousse ce lion dont les pattes sont détaillées en exagérant la musculature. Les regards sont impressionnants, on voit apparaître des émotions. C’est un art très subtil dans l’expression de ce qui se passe. Les Assyriens illustrent de manière précise la puissance de ces animaux parce qu’Assurbanipal les a vaincus, il reste droit comme un i, à la limite souriant, sans aucune crainte. L’objectif est de montrer sa propre puissance, bien supérieure à celle des lions.
La patte gauche de l’animal est plus proche de nous que le bras droit d’Assurbanipal, son bras gauche est plus en arrière, la lame de l’épée tenue dans sa main droite passe au travers du corps du lion, tout cela indique un volume. Les artisans ne nous montrent pas tant la profondeur de l’espace mais bien que les éléments sculptés dans ce moyen-relief ont du volume, prennent de la place.
Un guerrier est représenté derrière le roi, un œil en amande, des sourcils épais, portant le costume traditionnel. Observons son coude, son mollet impressionnant qui montre sa puissance. Il est plus petit que le roi pour respecter la perspective hiératique. L’intention n’est pas de coller à la réalité mais de montrer la force, la puissance et la nécessité de craindre le roi Assurbanipal ou de se mettre sous sa protection, parce qu’il est capable de tuer un lion à mains nues avec une épée.
La lionne blessée : la scène est mise en évidence par l’absence de décor. Le sang coule de ses blessures mais dans un sursaut de combativité elle bande ses muscles pour lancer un dernier feulement. Les artisans ont su représenter la force, la douleur de l’animal vaincu. L’émotion est intacte 26 siècles plus tard.